71.

Le petit Carroll avait sa feuille de route et il devait rigoureusement s’y tenir.

Un mois après la rentrée scolaire, Mickey Kevin Carroll, six ans, avait été autorisé à parcourir à pied les trois pâtés de maisons séparant le terrain de basket de la CYO[22] de son domicile.

On lui avait donné des instructions très précises, que Tatie Mary lui avait même fait noter dans son cahier de rédaction noir et blanc. Ces consignes étaient les suivantes :

Regarde des deux côtés avant de traverser Churchill Avenue.

Regarde des deux côtés avant de traverser Grand Street.

Ne parle en aucun cas à des étrangers.

Ne t’arrête pas à la boutique Fieldstone avant le dîner.

Si tu désobéis, tu mourras sous la torture.

Sur le long parcours du double pâté de maisons entre Riverdale Avenue et Churchill Street, Mickey Kevin réfléchissait à la technique énigmatique du panier de basket. Quand Frère Alexander Joseph le leur avait montré, cela avait eu l’air assez facile. Mais quand Mickey Kevin avait essayé à son tour, il y avait eu trop de choses à se rappeler et à faire pratiquement simultanément. Il fallait lever la jambe et le bras du même côté ; puis il fallait lancer le ballon parfaitement au milieu de l’anneau, qui était très, très haut. Tout ça en même temps.

Tandis qu’il ressassait le mouvement de base du basket-ball, le petit garçon prit insensiblement conscience de bruits de pas de plus en plus sonores derrière lui.

Il finit par se retourner et vit un homme. Qui venait vers lui. Et qui marchait vite.

Mickey Kevin se raidit. Quand on était tout seul, on pensait aux films et aux trucs comme ça, et ça faisait peur. Il y avait toujours un méchant qui coinçait les enfants ou la baby-sitter à la maison. Ça vous filait la chair de poule. Il y avait des gens sur la terre qui vous fichaient vraiment la frousse.

Mickey se dit que l’homme qui marchait derrière lui avait l’air plutôt normal, mais il décida quand même d’allonger un peu le pas.

Il se mit mine de rien à faire des foulées plus grandes et plus rapides, marchant comme il le faisait lorsqu’il s’efforçait d’avancer à la même allure que son père.

Il n’y avait pas de voitures à l’angle de Grand Street. Mickey suivit cependant ses instructions à la lettre : il s’arrêta et regarda des deux côtés de la rue.

Puis il jeta un coup d’œil derrière lui. L’homme était vraiment près. Vraiment tout près.

Mickey Kevin traversa Grand Street en courant. Tatie Mary l’aurait tué sur place. Son cœur battait fort, à présent. En fait, il battait à tout rompre. Il le sentait battre jusque dans ses chaussures.

C’est alors que Mickey Kevin fit une chose vraiment, vraiment idiote.

Il le sut au moment même où il la fit. Aussitôt !

Il coupa brusquement par le parc désert de la Riverdale Day School.

Il y avait plein de buissons piquants et des tonnes d’obstacles, tout le monde y jetait des canettes de bière vides et des bouteilles de vin ou d’alcool. Mary K. avait oublié d’ajouter cela à la liste : Ne coupe pas par le parc de la Riverdale Day School. Parce que cela allait de soi. Croyait-elle.

Mickey se fraya un chemin parmi les arbustes épineux et il crut entendre l’homme le suivre dans le parc.

Il n’en était pas totalement certain. Mais, pour s’en assurer, il lui aurait fallu s’arrêter de marcher et tendre l’oreille. Il décida plutôt de détaler.

Il courait à toutes jambes, maintenant. Il courait aussi vite que le lui permettaient les ronces, les pierres et les racines cachées qui s’entêtaient à le faire trébucher.

Mickey Kevin vacilla vers l’avant, son pied droit pris dans un trou dans la terre.

Il dérapa sur des feuilles d’arbres glissantes.

Il percuta un rocher et faillit basculer sur le côté.

Il haletait. Sa respiration lui paraissait trop bruyante et ses pas retentissaient comme des coups de fusil.

La façade arrière de sa maison émergea soudain de l’obscurité les lampes orangées du porche, la silhouette grise familière se détachant sur le fond plus sombre de la nuit.

Il ne s’était jamais senti aussi heureux de la voir.

Des doigts lui touchèrent la joue et Mickey poussa un hurlement.

Une stupide branche d’arbre !

Son cœur avait failli s’arrêter pour de bon. Mickey redoubla de vitesse et traversa la pelouse verglacée derrière chez lui, cavalant comme un demi de mêlée lilliputien.

À mi-chemin de l’entrée, la boîte dans laquelle il transportait son déjeuner s’ouvrit à la volée. Elle explosa littéralement, crachant une orange, des papiers d’emballage et une thermos.

Mickey Kevin la lâcha.

Il escalada quatre à quatre les marches du perron et posa la main sur la double porte métallique et froide.

Et alors…

Alors, Mickey Kevin se retourna. Il était obligé de regarder derrière lui.

Son cœur cognait frénétiquement dans sa poitrine. Boum ! Boum ! Boum ! Comme si une énorme machine trépidait à l’intérieur. Mais il était obligé de regarder derrière lui.

Personne !

Personne n’était à ses trousses.

Oh, là là, dis donc !

Personne ne le suivait.

Personne !

Le jardin derrière la maison était complètement silencieux. Rien ne bougeait. Sa boîte à déjeuner gisait, renversée, dans la neige de l’allée. Elle luisait un peu, dans l’obscurité.

Mickey plissa désespérément les yeux.

Il se sentait plutôt bête, à présent. Il s’était imaginé tout ça ; pourtant, il était presque sûr que… En tout cas, il n’allait pas revenir sur ses pas pour ramasser sa boîte à déjeuner. Il irait peut-être la récupérer le lendemain matin. Ou peut-être au printemps.

Quel bébé ! Il avait peur du noir ! Finalement, il disparut à l’intérieur de la maison.

Dans la cuisine, Mary K. coupait des légumes avec un grand couteau sur le billot de boucher en suivant l’émission de Mary Tyler Moore à la télé.

— Comment s’est passé ton entraînement, Mickey Mouse ? T’as l’air crevé. T’es lessivé, hein ? Le dîner est presque prêt. Je t’ai demandé comment s’était passé ton entraînement de basket, bonhomme ?

— Oh, euh… J’arrive même pas à mettre un panier. Quel jeu à la noix ! Sinon, c’était bien.

Mickey Kevin s’éclipsa et, telle une ombre, se glissa dans la salle de bains du rez-de-chaussée.

Mais il ne s’y lava ni les mains ni le visage. Et il n’alluma pas non plus le plafonnier.

Il souleva très lentement le bas du rideau en dentelle de la fenêtre et, plissant à nouveau vigoureusement les yeux, scruta le jardin plongé dans une obscurité effrayante.

Il ne voyait toujours personne.

Le crétin de chat – leur crétin de chat, Mortimer – jouait avec sa boîte à déjeuner. En dehors de lui, il n’y avait pas âme qui vive. Mickey Kevin fut soudain certain que personne ne l’avait poursuivi. Il ne voyait personne, après tout…

Il ne voyait pas le monstre humain qui, tapi dans le jardin des Carroll, sous le couvert de la nuit, surveillait leur maison.

 

Vendredi Noir
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